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Contes et Légendes


© Elizabeth Carecchio

Une création théâtrale de Joël Pommerat – Compagnie Louis Brouillard – Nanterre Amandiers/Centre dramatique national.

Le trouble est presque parfait et la construction dramaturgique élabore nos inquiétudes. Sous un titre faisant référence au passé, Contes et légendes, Joël Pommerat mène le spectateur sur des territoires inconnus, tournés vers le futur. Derrière le pays de l’enfance et de l’adolescence, derrière celui du genre, il aborde le terrain de l’intelligence artificielle. Il substitue aux acteurs/actrices des mannequins croit-on, ou plutôt, fait glisser l’acteur/actrice dans la peau de personnes artificielles, leur donnant l’apparence de mannequins en capacité de s’exprimer. Le moment est magnétique. Le texte s’écrit à la manière d’un film, en séquences, les unes effaçant les autres comme sur une ardoise magique, mais se sédimentant dans la mémoire du spectateur. Quelques tables et chaises, un canapé quelques fauteuils, judicieusement agencés, laissent place, selon les moments, à un espace vide.

La première séquence nous place dans une cour d’école face aux archétypes du masculin et du féminin, au formatage, par la provocation entre deux ados garçons face à une (jeune) fille qui se défend bec et ongles. Âpreté de l’échange, lâcheté et courage, fiction et réalité… « T’es un robot ou t’es une femme ? » lance l’un d’entre eux. La seconde séquence introduit au thème de l’intelligence artificielle et de la robotique d’une manière pédagogique et didactique, elle est suivie d’un face à face entre un adolescent-bien-réel et un adolescent-robot, souriant et charmant, représentation d’un monde idéal. Un adulte-animateur met ensuite les jeunes à l’épreuve et les bouscule, insiste sur la manipulation entre les humains et l’apprentissage du respect de l’autre. Il les contraint à l’analyse de leurs réactions et à la prise de conscience des interactions du collectif dans le jeu social. « Qu’est-ce que la masculinité, qu’est-ce que la féminité ? » pose-t-il.

S’ensuit un canevas tissé de fragments dramaturgiques où se mêlent adolescents du réel et personnes artificielles qui s’intègrent au quotidien. On y suit l’affect et l’attachement qui se nouent entre eux, une sorte de complicité, quand tout est programmé. L’humanoïde devient un quasi sosie de l’humain, son rôle est de compagnie, de soutien, de consolation et pour certains de tentative d’exploitation. Ainsi la scène, émouvante, où le robot sosie du chanteur préféré d’un adolescent malade n’a pas l’effet escompté par sa mère, qui pensait lui faire plaisir, mais au contraire provoque chagrin et désarroi. Ainsi la tentative d’achat de l’homme artificiel par une famille dont la mère, atteinte d’une maladie incurable, va mourir et qui cherche un robot domestique, erreur de compréhension et de casting. On est dans un jeu de double et de trouble, jusqu’à la dernière scène où l’homme artificiel n’a plus d’existence, quand on le débranche.

Pour ajouter au trouble, les adolescents sont interprétés par des actrices, admirables, qu’il faut saluer, et la langue qui fluctue entre le quotidien, la rue, le métaphorique et le poétique. La relation programmée acteurs-robots humanoïdes est tissée de tendresse et la personne artificielle tient le rôle qu’on lui attribue. Texte, direction d’acteurs, langage scénique et esthétique du spectacle sont d’une grande finesse, faisant balancer le spectateur entre le réel, la technologie et la fiction.

Le travail mené depuis des années par Joël Pommerat est exemplaire et son parcours, d’intelligence et d’excellence. L’auteur et metteur en scène parle du monde d’aujourd’hui et ne cesse d’expérimenter les formes théâtrales. Le Ça ira (1) Fin de Louis où il montrait la France révolutionnaire précédant 1791 n’était pas loin de notre débat démocratique d’aujourd’hui. Dans un style plus intime, la société futuriste qu’il esquisse ici, porteuse d’étrangeté, s’appuie sur la question de la transmission et des représentations, nous fait perdre nos repères et donne un certain vertige.

Brigitte Rémer, le 24 janvier 2020

Avec : Prescillia AmanyKouamé, Jean-Edouard Bodziak, Elsa Bouchain, Léna Dia, Angélique Flaugère, Lucie Grunstein, Lucie Guien, Marion Levesque, Angeline Pélandakis, Mélanie Prézelin. Scénographie et lumière Eric Soyer – costumes et recherches visuelles Isabelle Deffin –  habillage/création Tifenn Morvan, Karelle Durand, Lise Crétiaux – création perruques et maquillage Julie Poulain – son François Leymarie, Philippe Perrin – création musicale Antonin Leymarie – dramaturgie Marion Boudier – renfort dramaturgie Elodie Muselle – assistante mise en scène Roxane Isnard – assistante observatrice Daniely Francisque – renfort assistant Axel Cuisin, Lucie Trotta – direction technique Emmanuel Abate – régie son Philippe Perrin, Yann Priest – régie lumière Gwendal Malard, Jean-Pierre Michel – régie plateau Pierre-Yves Le Borgne, Jean-Pierre Constanziello, Damien Ricau – habillage Elise Leliard – construction décors Ateliers de Nanterre-Amandiers – construction mobilier Thomas Ramon/Artom.

Du 9 janvier au 14 février 2020, mardi, mercredi, vendredi à 20h30, jeudi à 19h30, samedi à 18h, dimanche à 16h – Nanterre Amandiers / Centre dramatique national, 7 avenue Pablo Picasso – Nanterre. RER A, station Nanterre Préfecture et navette – tél. : 01 46 14 70 00 – www.nanterre-amandiers.com – Le spectacle a été créé le 5 novembre 2019 à La Coursive, scène nationale de La Rochelle – En tournée : 3 au 7 mars 2020, Théâtre Olympia/CDN de Tours – 13 au 20 mars 2020,  Théâtre de la Cité/CDN Toulouse-Occitanie – 26 et 27 mars 2020, Espace Jean Legendre, Compiègne – 2 et 3 avril 2020, CDN Orléans – 8 au 10 avril 2020, La Comédie/scène nationale de Clermont Ferrand – 28 et 29 avril 2020, Le Phénix/scène nationale de Valenciennes – 5 et 6 mai 2020, L’Estive/scène nationale de Foix et de l’Ariège – 13 au 17 mai 2020, La Criée/Théâtre national de Marseille – 27 au 29 mai 2020, Scène nationale de Chateauvallon – 9 au 13 juin 2020 MC2/scène nationale de Grenoble. Le texte est publié aux Editions Actes Sud-papier.